Une phrase qui se mêle au vacarme qui raisonne dans ta tête :
"Ici, nos ancêtres ont bâti une œuvre superbe. Une harmonie de tous les éléments. Une beauté. Un chef d’œuvre de grâce impossible à reproduire même en imagination".
Ni triste, ni heureux, froid, sans âme. Dehors, il neige toujours.
De ton fauteuil, du haut de ton septième étage et demi parisien … la blancheur des toits. Tu n'es pas chrétien mais tu voudrais sonder l’immaculée conception. Tu prends une photo, que la lumière barre de cannes d'aveugles, pour te livrer ce visible surpris avant tout regard, comme saisi de profil, visible épais où même l'air entre les choses est pris.
Tu te penches par la fenêtre par delà tes géraniums encore fleuris. Au sol la neige piétinée commence à être boueuse et vire au "maronâtre". En d'autres temps, tu aurais songé : "demain le givre et le silence à la compagne", ou encore "demain le verglas, les couches de glace luisantes sur les trottoirs, et dans les rues désertes, les joies de la glisse en milieu hostile, la patinoire pour troisième âge, la lenteur, les chutes, les boules de neiges perdues, les rires".
Mais dans ta tête, un brouhaha, tel celui du hammam un vendredi matin avant la prière, prend une amplitude interdite par toutes le juridictions urbaines sur les nuisances sonores.
Des chants polyphoniques corses arrivent à tes oreilles amplifiant le message matinal qui t’est écrit par ELLE : "Laseine, on tourne en rond sans origine, n'y a t-il pas eu un hier ? Viens t'asseoir avec moi au bord du monde et comptons les soleils ..."
Tu te demandes s'il est possible qu'un corps trouve sa limite à la limite d'un autre ?
D'autres questions te lacèrent les entrailles ...
Tu te demandes s'il est possible que ta chambre soit vide à ce point et pleine de menthe ?
D'autres souvenirs te hantent ...
Tu te souviens de ce matin du 1er mars 1970, avec un sens impitoyable du détail. C’était dans la paradisiaque vallée des Aït Yafelman, le départ de la belle Mammas qui t'avais désigné par ses piments, sur la banquette arrière de la Peugeot 404 rouge du vieil émigré à la moustache. Elle comprendra enfin la provenance du nom de ta première agence de com, "March First" que tu n'as jamais osé avouer.
Tu sais qui tu es à présent. Cependant tu es prêt à la réconciliation. Tu espères un brun de paix après la longue et vaine révolte.
Tu distingues dans ton vacarme intérieur la voix audible de ton ami Driss, qui a exactement l'âge de Aïssa Ait Yafelman : "Le puits, Laseine. Creuse un puits et descends à la recherche de l'eau. La lumière n'est pas à la surface, elle est au fond. Partout, où que tu sois, et même dans le désert, tu trouveras toujours de l'eau. Il suffit de creuser. Creuse, Laseine ! Creuse."
Aïssa est mort aujourd'hui. Ou peut-être hier. tu ne sais plus. Il est mort dans son lit, n'est-ce pas la plus belle des morts ? Tu n'as connu le plaisir d'un lit à toi qu'après ton bannissement de la vallée des Aït Yafelman, en arrivant en France. Il est devenu depuis le compagnon-complice de tes douleurs, de tes doutes, de tes extases et de tes excès.
Tu as lentement appris à ne pas écouter celles qui te disent ton lit est un "baisodrome". Tu leur as pardonné, elles ne savent pas ce qu'elles disent.
La nuit quand tu es seul, chose rare, tu parles à ton lit avec tendresse en te vautrant nu dessus. Tu étreints affectueusement ses bordures en bois. Tu lui consacre du temps. Tu voudrais y mourir, comme le prophète Mohamed, comme Nietzsche. La célèbre image de Marcel Proust sur son lit de mort porte la légende "Le Temps perdu se confond désormais avec l'éternité". Il faut croire que baiser comme mourir dans son lit sont des actes fondateurs d'éternité.
Tu as creusé ta vie depuis. Tu as exploré ton corps jusqu'à l'écorcher.
Certains tatouages restent indélébiles.
Tu as creusé ta vie d'avant Namoussya (le lit) en vain. Que sécheresse !
Il te faudra aller plus profond. Creuse Laseine ! Creuse. Remonte avant ta naissance s'il le faut.
Ne te contente pas d'ouvrir les portes et d'accompagner ceux qui veulent bien retourner sur les lieux magiques de leur enfance, pour écouter encore une fois "A chta tata tata", le chant pour faire tomber la pluie dont on a oublié la danse. Creuse ! Sur les plaies ... et là où gisent les douleurs. Ne te contente pas de baiser avec la terre, plante ton poignard pour faire surgir du ventre de la terre ta bourrelle : Aïcha Qandicha, et faire jaillir de ses ruines ta future ancienne princesse.
Tu t'agites dans ta chambre, tu sais qu'une dure épreuve t'attend, mais tu sais plus que jamais que l'eau retourne toujours à son niveau propre. Tu penses à ta grand-mère : "le ventre chante lorsqu’il est plein." Tu voudrais tant lui dire, si elle pouvait t’entendre là où elle est que NON. Que pour une fois NON. Que tu as enfin compris pourquoi le ventre est la source du chant.
Laisse aller ton crayon … laisse-le glisser sur la page … laisse tes doigts danser sur les touches du clavier … Laisse tes maux s’extirper.
C'était au printemps 1962. Ta mère Lla-Fadma était enceinte de toi. Elle avait déjà dix enfants. Des garçons. Ton père avait quitté la montagne pour travailler dans la mine de phosphates. Ils habitaient une petite maison de deux pièces. Une ligne de chemin de fer traversait un terrain vague et coupait la ville en deux. d'un côté la Médina surpeuplée par les familles des ouvriers mineurs, de l'autre le village accueillant les villas des cadres et des résidants français.
Les architectes avaient pensé la séparation dans ses moindre détails à deux exceptions près : le cynodrome pour sloughis (lévriers), plutôt fréquenté par des gens du village endimanchés se trouvait dans la Médina et la cantine à vin, qui avait plutôt des ouvriers comme clients se trouvait côté village. Pour le reste la médina se prévalait d'un souk, un hammam, le cimetière musulman, une mosquée et une école primaire. Le village était délimité par l'Eglise à l'est et le cimetière chrétien à l'ouest avec une large allée rectiligne bordée de palmiers longeant la voie ferrée et allant de l'église au cimetière (N'est-ce pas garamud et Larbi ?).
Un aérodrome militaire, un lycée et la piscine des mines tracaient la frontière sud. Le long de l'allée principale, les cinéma Lux et Météore, les bars et les épiceries fines, la poste et la banque, le clubs des officiers et des ingénieurs. Au centre de tout cela, des villas avec un chien et sa niche dans le jardin et une plaque sur le portail indiquant en arabe, en berbère et en français, parfois même en roumain et en bulgare, "Attention chien méchant ! ".
Da-Hmad et Lla-Ijja venaient de la même tribut que tes parents mais habitaient au village. Da-Hmad disposait du certificat d’études primaires, joliement encadré et fièrement exhibé dans son salon. Il avait servi dans l'armée française en Indochine, ce qui lui assurait le grade de contre-maître (chef d'équipe) et une toute petite villa au village des pépinières.
Da-Hmad était stérile. Cela donnait à Lla-Ijja, comme qui dirait, des droits que n'avaient pas les autres femmes. Elle était la seule à se barder de maquillage avec ou sans occasion. Swak, Khoul, Henné, Farouja etc. Elle était tolérée dans les salons des hommes, où se racontaient les blagues les plus cochonnes.
C'était une femme qui en avait ! Cette expression lui va à merveille.
une femme qui en avait ! et à qui tout le monde attribuait la paternité (la maternité si vous préférez) de la blague qu'elle aime à raconter :
Un homme triste de n’avoir rien à léguer à ses nombreux enfants fit venir son aîné. Il lui demanda d’affuter la commeyya, son poignard à deux tranchants, qu’il avait hérité de son propre père et qu’il n’avait jamais cessé de porter en sangle ou en tour du cou. Quant ce fut fait, Il baissa son froc puis en lui présentant ses couilles, lui intima l’ordre de les couper, de les conserver dans une préparation de formole et de les mettre bien en vue dans la maison :
- Bach maygolouch khoutek, bouna ma khlla lina ta kalwa (pour que personne ne puisse dire que je n’en avais pas ! ceci n'est pas une traduction mais une localisation.)
Aïssa Aït Yafelman vient de disparaître. Que t'a-t-il légué en héritage ?
Prochain épisode : Passé imparfait éblouissant iii (l’ogresse)