Il ne l'a confié à personne, car c’est une rencontre décisive à laquelle il va, une rencontre qui pourrait bouleverser complètement son destin. Le Danois lui a en effet promis qu’il allait lui apporter un certificat de travail et d’hébergement au Danemark. Ceci permettra enfin à Zapata d’obtenir ce document miraculeux qui hante l’imagination de toute la jeunesse de Numidie : le passe.
Le passe n’est pas l’abréviation de passe-partout, mais il en joue le rôle. Il ouvre une porte immense, celle, ni plus ni moins, de tous les pays de la terre. Grâce à lui peut se réaliser ce rêve de Colette, qui écrivait si joliment : «les frontières sont des fleurs». Le passe, c’est l’abréviation de passeport.
Quand, lors de leur rencontre l’an passé, dans la petite et célèbre ville balnéaire du Sud, Zapata avait prononcé le mot magique, le Danois avait été aux anges. A brûle-pourpoint, il avait déclaré à Zapata – sa première déclaration d’amour :
- Je te ferai la passe ; toutes les passes que tu voudras, mon chéri.
C’est grâce à ce jeu de mots, volontaire, que Zapata fut confirmé dans son intuition. Le feu que lui avait demandé le Danois n’était qu’un prétexte, l’étincelle dont il espérait le déclenchement du grand incendie qu’il était venu chercher dans la brûlante terre de numidie. Le français incertain, souvent cocasse, du Danois, avait amusé Zapata qui avait été au lycée jusqu’à la fin du premier cycle. Mais les mots amoureux qu’utilisait le Danois, surtout quand Zapata le sellait, avaient été une révélation pour ce dernier. Jamais il n’aurait cru qu’un pédéraste –et il en avait connu des pédérastes indigènes et étrangers-, pût être à ce point amoureux et soumis. Jusqu’à l’adoration, jusqu’à l’abjection. Quand il lui a dit en lui tirant la joue : «Mais tu es pire qu’une kahba», et qu’il lui eut expliqué le sens –putassier– de ce mot, le Danois, au comble du ravissement, avait embrassé le creux du poignet de Zapata, et murmuré :
- Chéri, je serai ta kahba pour toujours ! si tu le veux.
Sur ce, sans réfléchir, Zapata avait giflé à toute volée le Danois. La voix de ce dernier, comme celle de tous les chrétiens, n’arrivait pas à pharyngaliser correctement la consonne qui scinde, à sa moitié exacte, le mot putassier : kahba. (Ne pouvant expliquer de manière scientifique et rigoureuse la disposition de la glotte, des cordes vocales, de la langue que l’éjection de cette pharyngale exige, je me contenterai d’indiquer, pour en donner une idée, que certaines femmes numides, au moment suprême de l’orgasme, illustrent à merveille cette éjection.) Ce qui fait que la déclaration d’amour éperdue du Danois doit être transcrite de la manière suivante :
- Chéri, je serai ta kaba pour toujours ! si tu le veux.
Or, cette phrase, pour l’oreille d’un musulman, fût-il un mac, est d’une tonalité blasphématoire inouïe. C’était comme si le Danois, chrétien avait dit au musulman Zapata :
- Chéri, je serai ta Mecque pour toujours ! si...
(J’écris «blasphématoire inouï». Mais à l’instant même, me revient à l’esprit la formulation d’une ordalie, aussi terrible et blasphématoire, sinon plus, qui conduit cette fois un musulman brusquement revenu à la Jahiliya –la barbarie antéislamique-, à prendre justement à témoin la kaaba, la Mecque, et à dire qu’il y «baiserait sa mère», s’il ne faisait pas ce qu’il jurait. Ceci laisse perplexe et méditatif sur la gravité de la spoliation, la profondeur de l’insulte qui ont conduit, pour la première fois, un numide désespéré à donner cette terrible formulation à l’ordalie.)
Le Danois ne comprit pas la raison de la violence subite et sauvage de son amant, mais allait de ravissement en ravissement. C’était la première fois qu’il avait été aimé par Zapata, mais il n’osait pas encore lui révéler tous les sentiers du jardin de supplices, et de délices, où il voulait que son amant le conduise. Et voici que celui-ci, de lui-même, prenait l’initiative. Zapata ne comprit pas lorsque le Danois, d’une voix haletante, les yeux hagards, lui demanda :
- Encore ! Encore mon chéri.
Les gifles plurent en zébrures de feu sur les joues roses, imperceptiblement veinées de bleu, qui ne tardèrent pas à prendre une teinte cramoisie. Une gifle plus violente encore envoya le Danois sur le tapis où, allongé de tout son long, nu comme un ver, boxeuse mise K.O. et heureuse de l’être, il supplia :
- Avec la ceinture maintenant ! Avec la ceinture.
La voix de l’athlète rose affalé était aiguë, impérative. Zapata n’avait jamais vu ces films pornographiques, enregistrés sur des cassettes qui se vendaient sous le manteau, et dont une partie de la bourgeoisie numide commençait à faire ses délices. Et voilà qu’il se délectait de luxure, non en vidéo, mais en chair et en os. Seulement, dans la chair rose et mauve qui était affalée devant lui sur le tapis –un tapis berbère aux tons sévères, aux motifs géométriques nets et épurés– de la somptueuse chambre d’hôtel, ne se devinait pas le moindre soupçon d’os, de vertèbres ou d’articulation. C’était une boule de viande pure, enflammée et électrisée par le désir.
Envahi par le dégoût, Zapata se rappela brusquement une anecdote.
Une petite fille se présente chez le boucher du quartier et lui dit :
- Ma mère vous demande de me découper une partie de mouton où il n’y a ni os, ni graisse, ni nerfs.
Le boucher se gratte la tête, réfléchis un moment, puis répond :
- Ma petite fille, tu diras à ta maman que le boucher du quartier ne vend pas d’anus.
C’était Musc de la nuit qui avait raconté cette anecdote à Zapata, qui avait été secoué par le fou rire. Puis, pelotant la croupe de Musc de la nuit (pendant que Zapata est à ces plaisants souvenirs, le Danois est agenouillé, sa croupe se trémoussant d’imaptience), il lui avait demandé, sur un ton mi-figue mi-raisin :
- Et toi, Musc de la nuit, tu en vends de cette marchandise ?
Comme une tigresse, Musc de la nuit avait bondi, et approchant ses doigts aux longs ongles effilés du visage sage de son souteneur, avait répondu :
- Pour ça, tu sais ce que j’en pense.
Les filles-cicatrices en effet fixaient à leur déchéance une limite intangible, tenaient à un honneur que personne, y compris leurs macs, ne pouvait bafouer impunément. Pour elles, être sodomisées était pire que la mort. Celles qui transgressaient ce tabou étaient condamnées au mépris le plus total. C’était des «pourries».
Zapata n’ôta pas sa ceinture, lourde, cloutée, couleur de nuit, évoquant plus le ceinturon et la cravache qu’une inoffensive ceinture, comme le lui demandait le Danois à genoux. Il vient derrière celui-ci, mit ses genoux à terre, et le buste droit, les cuisses en équerre avec les jambes, il commença à lui gifler les fesses, de gauche à droite, de droite à gauche. Il pensa au geste des infirmières, précis, rapide, lorsqu’elles donnent une tape sur la fesse du patient, suivie immédiatement de l’injection de la piqûre. «Je vais piquer cette pédale», pensa Zapata, et instantanément son membre se mit en érection. Il laissa glisser son froc sur ses cuisses musclées, qu’il écarta. Le dard, énorme, comme doué d’une vie autonome, fusa et alla sauter sur la croupe proche et offerte, qu’il commença à harponner fougueusement. Le Danois avait senti la détente et, accentuant la courbure de son dos, posant son front contre le tapis, ramena ses deux mains en arrière, chacune d’elles écartant dans un mouvement synchronisé et sans faute, la fesse correspondante. Le visage enfoui dans le tapis, il hoqueta alors :
- Entre ! Entre, chéri, s’il te plaît.
Zapata, prenant au contraire tout son temps, visa l’œil plissé, morne et provocateur : «le borgne». On utilise indifféremment cette métaphore pour le pénis et l’anus. Mais pour ce dernier, qui est féminin en langue numide, on dit : la borgne. D’autre part, ce terme de borgne a une connotation morale référant à l’interdit. Cette double acception du terme a permis aux théologiens-anatomistes musulmans de donner à la différence des sexes, une formulation métaphorique lapidaire. Pour eux, si l’homme est doté de deux borgnes (âwra), le corps de la femme est entièrement borgne ; traduisez : intégralement érogène. Et interdit à quiconque hormis son époux.
Zapata roula métaphoriquement sa langue dans sa bouche, puis envoya deux crachats lourds, visqueux et blanchâtres, vers l’œil plissé qui le narguait en silence ; ensuite, il passa ses mains sous les hanches du Danois, et l’attira doucement vers lui, en se laissant guider par le sens tactile des deux borgnes, qui se cherchaient avidement dans la chaude nuit primitive. Sentant que le dard était la seule partie vivante et frémissante du corps de son amant, coulé comme une statue de bronze au portail de son corps, le Danois comprit que c’était à lui de prendre l’initiative. Reculant alors légèrement sa croupe, les fesses toujours écartées par les mains, il se mit à onduler doucement, savamment, jusqu’à ce que l’orifice -son stigmate– vînt à coïncider, à s’ajuster parfaitement à la tête ophidienne. Si Musc de la nuit avait vu la manière dont cette croupe de haut-savoir, béante, vorace, patiente dans son avidité et sûre d’elle-même, avait vibré et ondulé pour atteindre son objectif, elle aurait été au comble de l’étonnement, et aurait sûrement sifflé, admirative :
- Comme elle amande celle-là ! (katlouwez)
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, si Musc de la nuit et les autres filles méprisaient totalement celles d’entre elles qui se faisaient sodomiser, elles étaient tout indulgence pour les hommes pédérastes. Même si elles affichaient devant eux leur mépris, leur lançaient à la première occasion, comme un crachat, l’insulte : «Zamel», pédé, elles éprouvaient au fond de leur cœur une bizarre indulgence pour ces grands mâles dont le bonheur ne fleurissait qu’au contact de la terre avec leur ventre, ou avec leurs genoux tremblants, quand ils se mettent dans une posture de prière fervente et pleine d’humilité (d’humiliation, pour leurs juges).
Quand la calotte s’engouffra dans la demi-sphère aussi brûlante qu’elle, le Danois émit un bref gémissement et relâchat enfin ses fesses, qui se refermèrent comme les deux pétales sanglants d’une fleur de nuit carnivore. Accentuant alors le recul de sa croupe, ses mains maintenant croisées et posées à plat sur le tapis, il s’enfila méthodiquement l’ophidien numide, dans la sombre, bienveillante et chaude cavité de son corps. Des gouttes de sueur perlant à son front comme une tiède rosée, il n’était plus, lui le fils des fjords, qu’une pelote de laine chaude que filait une quenouille lourde, antique et apaisante. Quand il sentit la jouissance approcher, pour maîtriser le tremblement qui s’était emparé de ses genoux et retarder l’effondrement –dans le bonheur-, il fit reculer de nouveau sa croupe mais cette fois jusqu’à l’extrême limite, glissa une main tremblante le long de son ventre, puis de son sillon labouré. La main constata que le soc était au plus profond du labour. Elle toucha les magnifiques boules, seules survivantes à l’engloutissement, boules de gui accrochées à un chêne dont il sentit le tremblement. Au même moment, le Danois, déjà comblé, sentit la sève chaude l’irriguer, monter en lui comme un baume, et il cria son bonheur en s’affalant.
Mais Zapata qui tenait, comme à un point d’honneur, de jouir toujours deux fois de suite quand il faisait l’amour, gifla de nouveau le Danois sur les deux joues, puis se coula de tout son long sur lui, le tenant toujours sellé. Sans forces, la bouche ouverte comme un poisson qu’on a sorti de l’eau, le Danois haletait, au bord de l’étouffement.
- Kahba ! Pute ! Kahba !
La langue, la langue bifide de Zapata, après son sexe, dégorgeait, comme un autre sperme, le venin de l’insulte sur le corps rassasié du Danois. Furieux, bavant, Zapata lui passa de nouveau ses mains sous les hanches, et lui intima sans mots l’ordre de soulever légèrement, et uniquement, sa croupe. Le Danois s’exécuta. Alors, mettant ses paumes à plat sur le tapis, les bras tendus, Zapata, comme s’il effectuait des mouvements gymniques, commença à s’élever et à s’abaisser rythmiquement, lentement, savourant chaque mouvement, dans tous ses prolongements, en ses plus infimes ténuités.
Il tenait à jouir deux fois de suite, non seulement pour prouver sa virilité aux filles-fleurs et aux tantes, mais parce que pour cet hédoniste (pessimiste ?), c’était durant l’élaboration du second orgasme –qui n’était plus déferlement aveugle, mais jouissance consciente- que la sexualité, dont il n’était plus que l’instrument docile, parvenait à son état le plus pur, prenait conscience d’elle-même, de sa violence, de son indifférence souveraine au bien et au mal, de sa splendeur. Et au sommet de sa gloire, de son échec final terrifiant.
Ce jour-là, pour la première fois de sa vie de pédéraste, le Danois jouit lui aussi deux fois de suite, sans cesser d’être sellé. Il tomba amoureux de Zapata, irrémédiablement, lui promet qu’il ferait tout le nécessaire pour l’aider à obtenir son passe –le vrai-, et le faire venir habiter au Danemark. «En ménage même si tu veux», avait-il ajouté.
Zapata, bien sûr, n’en revenait pas.
- Mais ce Danemark, ton pays, je ne savais pas que c’était une République pourrie à ce point.
Le Danois avait rit et expliqué à Zapata que le Danemark n’était pas une république, mais un royaume. Il avait ajouté :
- Et puis, tu sais, avant toi Hamlet avait dit la même chose ! Mais ce n’est pas vrai. Mon pays est un très beau pays.
Zapata ne savait pas qui était Hamlet, mais quand le Danois lui eut expliqué qu’il était le héros d’une pièce de Shakespeare, il s’était écrié :
- Je connais le nom de Shakespeare. Au lycée, le professeur de français nous en a parlé, mais nous n’avons étudié aucune de ses œuvres.
Puis après un moment d’hésitation, Zapata avait ajouté :
- Est-ce vrai que Shakespeare était un arabe ?
Jamal ...
Kheirddine est bien vivant à travers ce texte magnifique...Tout le Gap entre la Numidie et l'Occident rose et repue...expire de ce texte que je trouve sublime à la fois et dérangeant...mais Zapata serait-il toujours aussi superbe une fois qu'il aura fouler le Royaume du Danois...?
Vraiment génial
Le Glandiateur Numide
Jamal ...
Cheikh Al Kabir...c'est le fantasque Khaddafi, qu'il l'a un jour proposer...de meme qu'il propose aue les Yorubas du Nigeria...sont en fait des Arabes...au point ou en ait..pourquoi pas? et qui sait en fait?
...
je ne lirai que lorsque tu te donneras la peine d'écrire en plus gros...non mais...Faudrait que je m'achète des lunettes en plus ? Pffffttt
Najlae ...
Laseine,
Quand t'arrêteras-tu de te surpasser? J'ai lu lentement,très lentement,comme on mange un radis en mordillant la tige. Superbe goût salé-amer-vinaigré. au royaume du récit,tu trônes bien en haut.
egxgqdf
...
Le récit possède un souffle qui transporte
je lirai la suite assurément ...
...
super, cette fin provisoire sur Sheakspeare (cheikh zoubir d'après le fou de Tripoli)
que fera Zapata une fois le passe en main, finira-t-il par devenir une ka(h)ba au Danemark pays devenu embleme du blasphème aux yeux de certains...
Selma ...
très très intéressant Amud,j'aime bien ta manière de symboliser.
j'attend le dénouement.
laseine ...
ouf ! attendez les amis. J'ai découvert ce texte sublime de l'ami Leftah hier dans l'une de mes vieilles malles. Il a été écrit en 1991, mais je le trouvais absolument d'actualité et sa symbolique m'a subjugué.
J'attendais ce week end pour publier la deuxième partie faute de temps.
Quant à moi, ma seule obsession est la suite du passé imparfait éblouissant de Yafelman qui ne saura tarder.
Merci à vous tous d'être revenu me lire après cette absence indépendante de ma volonté.
...
bonsoir Lord Gar
moralité de l'histoire :
il ne faut pas s'attaquer ou dirais je jouer avec la Kaâba ;)
quoique ça permet de jouir deux fois de suite ;)
impréssionnant ..
est ton texte !
insolite,
subtil,
d'actualité !
A bientôt ...
...
les éloges ne manqueront pas
tu es un artiste quant à moi je te dirai:
En ce temps l’ouest était désert, immense, sans frontières, on croyait tout résoudre face à face d’un coup de revolver, on n’y rencontrait jamais deux fois la même personne ..
...
ah ! le copié collé ! je n'ai pas été déçue, quelle écriture ! et quel esprit. Et si Shakespeare était arabe, il serait qui ? tu as une idée toi ?
...
copié collé, tu pouvais me le dire !!!!
je n'ai pas regretté,quelle écriture et quel esprit !
Ca me fait penser un peu à Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Par la candeur fougueuse de Zapata.
...
oh merde j'ai cru qu'il était pas passé, tu n'auras qu'à effacer ce que tu veux.
Loula la nomade ...
Laseine,
L'ami Leftah dresse en effet un portrait cinglant de notre société à partir d'ébats sexuels. Tout y passe, la violence, l'humiliation, les stéréotypes. Comme si la jouissance n'était qu'exutoire et comme si le corps n'était qu'un passport vers une autre dimension.
Big Mwah
...
sbahk mbrouk,
ha taghat artsbi3i artsigil gayli bda.
is dark ila?
Mitra ...
Quels sont les passports nécessaire pour explorer laseine.
Se procurer à peine un passport pour s'appercevoir qu'il y en a tant d'autres de couches qui cachent l'homme vrai. Il est presque plus facile de trouver son ombre.